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Accueil du site - Revue Pyramides - Numéros parus - Pyramides n°16/1 et 16/2 - La régulation éthique dans les administrations publiques - Introduction. Diversité éthique ou confusion des valeurs au sein des structures publiques ? Alexandre Piraux

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Ce numéro aux diverses tonalités illustre à sa façon, la richesse, les limites et les difficultés des questions éthiques appliquées à l’administration publique. Ainsi que nous le verrons, l’éthique publique ne se limite pas à la lutte contre la fraude et la corruption mais inclut bien d’autres facettes, dont celles relatives aux comportements professionnels des agents et aux tensions entre valeurs personnelles ou professionnelles.

Revêtu d’une dimension managériale, l’article de J. MAESSCHALCK (« Une politique d’ intégrité dans l’administration politique : comment dépasser les bonnes intentions ? ») esquisse une troisième vision de l’éthique publique combinant l’approche légale ( répressive) et philosophique ( les valeurs) avec les savoir-faire issus de la recherche empirique sur l’intégrité dans les organisations. L’auteur récapitule, sans toutefois limiter précisément les contours du concept d’intégrité, les recommandations pratiques et les pièges à éviter pour mettre en pratique une politique d’intégrité, notamment en établissant le management de l’intégrité comme un processus. J.-M. Mottoul (« Développer une politique d’intégrité »), quant à lui , envisage la question sous l’angle de l’ « ethos de la méfiance, du conflit et du mépris encore trop prégnant dans les relations tant internes entre agents qu’entre administration et politique, qu’entre services publics et administrés » et considère que « le raisonnement éthique permet de développer un climat de confiance mutuelle ».

La contribution à connotation philosophique de L. BEGIN (« Titulaires de rôle(s) et acteurs moraux : tension et paradoxe de l’éthique organisationnelle ») interroge à travers le prisme de l’intervention éthique dans l’organisation, les fondements du clivage entre deux figures de l’agent, à savoir la figure de l’acteur moral autonome et celle du titulaire de rôle se conformant volontairement à la norme ; à quel destinataire doit s’adresser l’intervention éthique par des consultants ou des formateurs ?

Alors qu’A. PIRAUX (« L’éthique administrative à l’épreuve de ses usages ») met l’accent sur le renforcement nécessaire, selon lui, du pouvoir administratif et de l’indépendance des acteurs, L. Bégin attire l’attention sur le risque de « frustration » éthique généré par les intervenants en organisation, qui laisseraient entendre aux agents que leur administration serait prête à accueillir leur démarche d’élargissement de leur zone d’autonomie. En effet, selon cet auteur, un trop grand appel aux capacités réflexives du personnel risque de miner les possibilités de la reproduction et de la permanence des normes de l’institution.

La seconde partie du numéro est consacrée au récit d’une série de cas sur des théâtres aussi variés que le Canada, les institutions européennes, la Suisse, la Grande-Bretagne et la Belgique.

Le Professeur Y. BOISVERT (« Les infrastructures actuelles de l’éthique gouvernementale et la sanction des agents publics au Canada »), sollicité par le Procureur général du Canada pour témoigner comme expert en éthique dans le scandale dit « des commandites » , qui ébranla le gouvernement du Premier ministre libéral Jean Chrétien en 2003, reformule cet avis dans son texte ici publié. L’auteur estime que l’éthique gouvernementale confirme la montée de deux valeurs névralgiques de la gestion publique : la responsabilité pour rendre compte aux membres du parlement et la transparence qui facilite la responsabilisation et favorise la lutte contre les malversations. A plusieurs reprises, Y. Boisvert insiste sur la nécessité d’accepter des conséquences personnelles, notamment en termes de sanction disciplinaire, « s’il survient un problème qui aurait pu être évité si la personne avait pris des mesures adéquates ». En fin de compte « l’acceptabilité sociale des actions et des décisions gouvernementales doit être considérée comme un principe structurant en éthique publique. ».

L. LANGLOIS (« Une éthique à deux vitesses : dangers et répercussions sur l’identité professionnelle »), quant à elle, décrit, à l’aide d’une étude réalisée dans une importante firme d’ingénierie au Québec, les dilemmes auxquels sont confrontés les ingénieurs concepteurs. Il semble là aussi que le libre-arbitre soit de plus en plus acculturé à l’entreprise. L. Langlois défend l’idée que l’organisation qui s’efforce de se préserver éthiquement peut, sous la pression de son environnement, instaurer « une éthique à deux vitesses : celle qui appartient aux valeurs professionnelles et personnelles et celle qui vient de l’organisation. ». On constaterait, dans certains cas, un glissement de l’identité professionnelle proposant un idéal de valeurs professionnelles, vers une identité clientéliste.

La contribution de M.-L. BASILIEN-GAINCHE (« La régulation éthique dans les institutions communautaires : des principes et des réalités ») se penche sur les principes et les réalités de la régulation européenne du lobbying et des conflits d’intérêt auprès des titulaires de charge publique, qu’ils soient fonctionnaires ou politiques, relevant des institutions communautaires. L’auteure en retire deux constats : « il existe un écart important dans le traitement réservé aux personnels selon qu’ils soient administratifs ou politiques » et qu’« il existe aussi un différentiel troublant dans la densité de la régulation éthique selon qu’elle concerne la Commission ou le parlement européen ». Elle constate aussi que « Les institutions qui sont les moins strictement contrôlées, à tout le moins en matière éthique, sont celles qui incarnent le plus la légitimité démocratique » C’est la raison pour laquelle les contrôles sur le parlement européen, « qui n’a eu de cesse de s’arroger des pouvoirs », devraient être accrus.

La contribution de C. WYSER (« Impact des nouveaux outils de gestion sur la perception de l’éthique, des dilemmes et des choix comportementaux des agents publics ») s’intéresse, via une recherche empirique réalisée dans deux institutions hospitalières suisses, à l’implantation d’un outil de gestion des coûts et à son impact en termes d’éclatement valoriel, sur les infirmiers et aide-soignants. Dans une étude exploratoire, l’auteure relève douze perceptions différentes de l’éthique, dans un groupe constitué de douze employés…, elle répertorie trente-cinq dilemmes qu’elle classe en huit catégories et note autant de raisonnements éthiques que d’acteurs.

L’étude de cas britannique envisage les rapports entre l’éthique administrative et le monde de l’entreprise privée. Y. MARIQUE (« Un exemple britannique de régulation éthique : les conflits d’intérêts au travers du critère technique « Value for Money » : ») examine la « fatalité des conflits d’intérêt dans les PPP » à travers une série d’exemples. Il ressort de sa contribution que « une des difficultés majeures sera d’anticiper l’existence du conflit d’intérêt car la situation peut n’apparaître qu’a posteriori voire être méconnue de la plupart des participants ». Par ailleurs, aucun texte général, ou « bonnes pratiques » ne fixent à ce jour une ligne directrice, en raison de la complexité et de la nature protéiforme et changeante des PPP anglais. Un des enjeux de l’article est également de s’interroger sur l’existence éventuelle d’une éthique particulière au sein des Partenariats Public Privé, « sous la forme d’une synthèse des différentes approches, distincte des règles applicables aux services public ou privé » ou si au contraire, les PPP permettent l’infiltration d’une logique privée dans la culture du service public ?

J. DE MEEUS D’ARGENTEUIL et N. BAILLY (« L’administration belge des douanes et accises : une approche singulière de la lutte contre la corruption »), qui sont fonctionnaires au sein de l’administration des douanes, analysent les usages de l’éthique au sein du corps des douaniers particulièrement exposés à des risques de corruption et de fraude. Ces délits sont d’autant plus dangereux qu’ils sont sans victime directe et que les effets sociaux en sont diffus. Comme l’a écrit F. Vincke , expert en matière de lutte contre la corruption, « il est universellement reconnu qu’un travail de répression qui n’est pas conforté par un travail de prévention ne sera pas efficace et n’aboutira pas à la création d’une culture d’intégrité ».

Des collaborateurs de l’Institut Scientifique de Santé Publique (ISP) et du Centre d’Etudes et Recherches Vétérinaires et Agrochimiques (CERVA), ayant participé à la construction d’un code éthique complémentaire à l’usage de ces deux institutions scientifiques, témoignent de cette expérience (« Code déontologique – Code éthique à l’usage des Institutions Scientifiques du SPF Santé publique, Sécurité de la Chaîne alimentaire et environnement »). Ce code spécifique commun met en exergue, entre autres, la question de la rigueur scientifique du chercheur disposant d’une certaine liberté, mais obligé en même temps « de rapporter avant tout ses résultats au sponsor, qui vérifie la libération des résultats au monde scientifique ou au grand public ».

A chaque fois, ces études de cas révèlent un réel pluralisme dans les pratiques de l’éthique, due à la variété des contextes d’action et à des enjeux différenciés.

Ce numéro se termine par une partie dédiée aux « Libres propos » de trois intervenants. L’article engagé d’ O. PAYE (« Belgique : une « lutte antiterroriste » ordinaire ») met à l’épreuve une partie des structures étatiques, quant à leur respect de l’éthique des droits de l’Homme, plus précisément, dans le cadre des lois d’exception contre le terrorisme qui, selon l’auteur, en insinuant le concept de « terrorisme idéologique », criminalisent les intentions, la simple appartenance et affaiblissent le contrôle des magistrats sur les enquêteurs. Il y est aussi question de la dépossession des compétences des juges d’instruction au profit du parquet . Tout cela pose la question de la compatibilité de ces lois et de leur application avec l’éthique des libertés publiques.

R. AERNOUDT (« Ethique et politique : un couple infernal »), sollicité par notre revue en sa qualité de haut fonctionnaire du gouvernement flamand, licencié pour avoir dénoncé certaines pratiques illégales, retrace avec une vision quasi anthropologique, les conditions d’une véritable transformation éthique, par un changement de mentalité requérant des actions positives (campagne d’information, contrôles stricts et coordonnés). Pour R. AERNOUDT, tout comportement non éthique va toujours de pair avec un renoncement au rôle social assigné, ce qui est le cas, par exemple, du ministre ou du fonctionnaire qui ne dessert plus l’intérêt de la communauté mais son propre intérêt. J.-F. HOREMANS (« D’Ethos à Ourobouros ou les pérégrinations d’un itinéraire éthique »), rapporte de façon personnelle et originale son appréciation de l’éthique plus spécialement lors de certains scandales publics en Wallonie. Il pense que l’autoformation en ligne des mandataires publics locaux permettrait d’éviter certaines mauvaises pratiques dues à l’ignorance ou à la complexité réglementaire.

Comme on le lira dans ce numéro, les acteurs administratifs se trouvent de plus en plus souvent confrontés à des dilemmes d’action et à des conflits de valeurs. Il peut par exemple arriver qu’une certaine forme de management paradoxal enjoigne, implicitement aux personnels, de ne pas suivre systématiquement les règles, en vue d’obtenir de meilleures performances, tout en s’étonnant lorsque le résultat n’est pas atteint, de la prise de risque inutile par l’agent. En fin de compte, ce genre de management inciterait à la « faute » tout en créant des tensions intérieures et un sentiment de précarité chez les individus.

Nous vivons une époque hyper normée (hormis apparemment en matière de régulation des marchés financiers) et les sociologues constatent une accumulation et une inflation des normes juridiques mais aussi professionnelles , en particulier dans les organisations où les actes sont codifiés par des procédures imposées (cf. les ISO de la 9000 à la 14000) et surveillés par un pesant dispositif de monitoring.

En même temps, les sociologues évoquent, dans l’espace privatif ou public, un « estompement de la norme », une absence de sens des limites. On se trouve donc, selon le cas, dans l’excès ou dans le quasi vide normatif.

En fin de compte, les enjeux ultimes émergeant de ce numéro s’attachent à différentes questions. Quelle conception de la liberté des acteurs, plongés de gré ou de force dans les réformes en cours, adopter ? Quel sera l’impact des réformes sur la capacité d’agir des agents ? Seront-ils plus centrés sur leurs intérêts personnels, s’inscrivant par là dans une logique utilitariste du choix rationnel ou vont-ils s’engager plus profondément vis-à -vis de leur mission, et donc dans le souci du bien-être des autres. Cela revient donc à se demander quelle est la capacité d’autonomie morale ou de réflexivité des agents, si l’on pense que les organisations ont la possibilité d’influencer la perception que se font leurs membres des valeurs, pour les amener à des comportements attendus.

Par ailleurs, il est difficilement pensable que des acteurs professionnels qui seraient complètement soumis à l’autorité de leur employeur public, et donc dépourvus de marges d’appréciation, puissent conserver ou a fortiori acquérir un élan vital ou une force motivationnelle suffisante pour permettre un véritable « saut qualitatif » dans les réformes. Or, l’éthique présuppose l’autonomie de choix, qui elle-même exerce une action déterminante sur la motivation au travail. Ethique et motivation ont ainsi partie liée.

Ainsi, à travers les prismes de l’autonomie, de l’éthique et du renouvellement de la motivation, se profile la question de l’amélioration de la qualité des services rendus à tous. La confiance scellant la légitimité des services publics en dépend.

Assez étonnamment, peu de contributions insistent sur la nécessité de l’application effective de sanctions au plus haut niveau de la hiérarchie administrative ou politique, en tant que condition préalable à un engagement vers plus d’éthique.