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Accueil du site - Revue Pyramides - Numéros parus - Pyramides n°20 - Copernic, dix ans après - Commentaires et réflexions sur l’allocution d’ouverture du Ministre de la Fonction publique, Steven Vanackere, au colloque du CERAP, « Les réformes de l’administration vues d’en bas ». Eric Nachtergaele

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L’allocution d’ouverture au colloque du CERAP, « Les réformes de l’administration vues d’en bas » faite par le Vice-Premier Ministre et Ministre de la Fonction publique, des Entreprises publiques et des Réformes institutionnelles, Steven Vanackere, le 15 mai 2009, avait l’avantage d’être brève, et très synthétique quant au contenu de la réforme dont a été l’objet la fonction publique fédérale, mais aussi porteuse de réflexions assez « non-conformistes » quant à la manière de la mettre en chantier.

En effet, si dans un premier temps, les réformes sont décrites avec concision, dans la seconde partie de son allocution, le ministre apporte un bémol à certains éléments de celles-ci :

1/ s’il répète, comme dans la première partie, qu’il est essentiel que les services publics soient orientés vers le client, le propos est nuancé, en ce que la relation unique entre le citoyen et l’autorité, une relation qui se caractérise par des droits et des devoirs réciproques, ne peut être réduite à une relation client, produit ou service, et fournisseur. Et de préciser que le client n’est pas toujours roi, qu’il ne doit pas devenir un client paresseux qui met ses devoirs de côté et demande uniquement ses droits…, le service public ayant dans ce contexte l’obligation de faciliter au maximum l’exercice de leurs droits par les citoyens.

2/ il constate que l’introduction du management dans le secteur public s’est partiellement effectué aux dépens de la culture d’entreprise. En conséquence, la culture de la fonction publique et l’image que le fonctionnaire se fait de lui-même doivent être reconstruits. Et d’affirmer que, confrontée aux principes de management, la fonction publique a été fondamentalement mise en question, démystifiée et parfois ridiculisée. Il insiste sur le fait que les agents et la fonction publique ne peuvent pas être réduits à un simple aspect d’exécution. Sinon, le serment solennel et la fierté « d’être fonctionnaire » seraient sapés.

En conclusion, il affirme le besoin d’un nouveau set de valeurs partagées et d’une mission commune pour l’ensemble de l’autorité fédérale. Les fonctionnaires et agents de la fonction publique doivent tenir compte des modernisations et améliorations du passé récent, et simultanément indiquer la direction pour le futur. C’est pourquoi les futures modernisations doivent respecter l’équilibre entre investir continuellement dans une meilleure gestion (mesurer pour comprendre, mesurer les résultats, calculer les coûts, le contrôle interne, les améliorations d’efficience…) et promouvoir la bonne culture publique et la mentalité de la « res publica ».

Nous nous attacherons à commenter ici le premier élément de la réforme considéré, à savoir la relation client/citoyen, mais néanmoins, préalablement, nous nous attarderons brièvement sur la question des valeurs et de la culture d’entreprise dans la fonction publique ébranlées par la réforme.

Où la révolution managériale rejoint l’Internationale

Il transparait dès le lancement de la réforme Copernic que la révolution managériale ferait table rase du passé . On constate immédiatement, lors du lancement de la réforme Copernic, une quasi absence de consultation des acteurs, ainsi que le mépris latent à leur égard .

En effet, de l’aveu même du Ministre Van den Bossche, à la Chambre des Représentants , le Collège des Secrétaires généraux n’était pas, pour lui, le moteur de la modernisation. Il indiquera même qu’après avoir discuté deux jours avec eux sur sa note préliminaire, il rédigea ensuite la note « Copernic ». Pour le ministre, il lui semblait qu’il fallait des gens disponibles et impliqués pour porter le processus de modernisation, et cela d’une manière dynamique. Le Collège des Secrétaires généraux ne lui offrait pas de garantie pour ce dernier facteur. C’est pourquoi, il estimait devoir présider à cette modernisation et d’en tenir l’ordre du jour, en s’aidant d’experts extérieurs et de bureaux externes. Le principal grief du ministre à l’encontre des plus hauts fonctionnaires n’était pas un problème de compétence ou d’incompétence mais un problème de vision :

« Ce collège n’a, ni dans le passé, ni dans le présent, de lui-même apporté une vision afin de réaliser le plan du changement ».

Dans ce contexte, pour le ministre, le fait de mettre le collège des Secrétaires généraux à l’écart est une garantie pour l’avenir, vu que l’« on commence avec une situation ex-nunc ».

Certes, le ministre ne visait que moins de vingt personnes par ses déclarations, mais il s’agissait de la plus haute hiérarchie de la fonction publique de l’époque prise dans son ensemble et par là , il signifiait indirectement à l’ensemble des agents de la fonction publique fédérale le peu de considération dans laquelle il les tenait. Il devait déclarer peu de temps après son intervention à la Chambre que « le plan de changement, les grandes lignes, la philosophie, sont des questions réservées à l’élite ».

Alors que l’OCDE, agent de la réforme de la gestion publique , et l’ensemble des théoriciens du nouveau management public (NMP) , insistent pour que les réformes soient portées de concert avec le support des hommes politiques de premier rang, ce qui était partiellement le cas en l’occurrence, mais aussi, si possible, avec les plus hauts fonctionnaires, en Belgique ce ne fut pas le cas .

Cette manière d’agir aura eu sans doute des conséquences quant à l’adhésion de l’ensemble de la fonction publique à la réforme . C’est ainsi que la première enquête Artémis (décembre 2000) portant sur l’attitude des fonctionnaires vis-à -vis de la réforme relevait que seulement 40% de ceux-ci étaient motivés par Copernic, alors que lors de la deuxième enquête (novembre 2001) ils n’étaient plus que 25%, et que la troisième enquête (2003) devait confirmer les résultats précédents . Il y a lieu aussi de mettre ces résultats médiocres en parallèle avec le très faible taux de participation à ces enquêtes, vu le pourcentage d’abstention à y participer, qui se monte respectivement à 60,3%, 71,4% et 70% des interrogés .

En déclarant vouloir partir d’une situation ex-nunc, le ministre Van den Bossche avait sans doute négligé le fait que les administrations fonctionnent par et à travers leurs valeurs propres , et qu’elles partagent une définition propre du bien commun . Comme l’indique le Dictionnaire des politiques publiques édité par Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet, « les normes informelles qui participent de l’héritage culturel propre de l’institution (…) empêchent de faire du passé table rase et rendent imprévisibles les résultats des politiques publiques » .

Citoyen et client, paradigme ou paradoxe ?

« Le citoyen va devenir un client », ainsi titrait le journal « Le Soir » suite à l’exposé fait par Guy Verhofstadt, Premier ministre et Luc Van den Bossche, ministre de la Fonction publique sur les grandes lignes de la réforme des services publics fédéraux . Bien que banalisé depuis lors, le concept était nouveau à l’époque en Belgique, mais pas neuf.

La notion de client est apparue dans le courant des années 1980, dans le cadre des activités de coopération, dans le domaine de la gestion publique, entre les gouvernements des Etats membres de l’OCDE . L’objectif vise à améliorer les rapports entre le public et l’administration. Un premier rapport qui se voulait « pragmatique », notamment en apportant des idées d’amélioration pratique, est approuvé par les instances de l’organisation en mai 1986 et est publié en 1987 .

Le rapport qui s’intitule, en français, « L’administration au service du public », a un titre beaucoup plus parlant, en anglais, quant à la philosophie qui le sous-tend : « Administration as Service – The Public as Client ».

Dans cet ouvrage de près de 150 pages, on trouve dans l’introduction, la définition de différents termes. Le premier d’entre eux (sur six), indépendamment de l’ordre alphabétique (Administration ne vient qu’en troisième position), est le terme :

« Client : Le mot désigne ici les citoyens, les entreprises, les collectivités et tout autre membre de la société avec lequel l’administration est en contact. Dans certains pays, le mot « client », employé dans le contexte de la vie publique, est un peu péjoratif et parfois, en matière fiscale par exemple, le terme convient mal à première vue ; mais, il peut avoir un effet très stimulant. On l’a finalement retenu pour les raisons suivantes :

a) ce mot couvre un plus grand nombre de catégories (notamment les entreprises) que, par exemple, « citoyen » ;
b) il tient compte du fait que le client est aussi un contribuable et qu’en outre on lui demande de plus en plus souvent de participer directement au financement des services sous forme de droits et redevances d’utilisation. Le client paie ;
c) comparé à des termes plus neutres, par exemple « usagers » ou « utilisateurs », il évoque une attitude plus active et plus exigeante à l’égard du service public ;
d) rappelant la phrase « le client est roi » il résume la manière dont les pouvoirs publics ont officiellement du moins, pensé la réforme » .

L’objectif développé dans le rapport est de rendre l’administration plus réceptive, à savoir améliorer sa capacité de répondre aux besoins des clients. Ce qui nécessite une adaptation des politiques publiques afin de les rendre plus efficaces, et de revoir les tâches dévolues à l’administration. Dès lors, se pose la question du rôle de l’Etat, et de sa réduction, notamment via la privatisation qui peut améliorer la réceptivité. Par ailleurs, le contrôle exercé sur l’administration doit être renforcé, et le client doit voir ses droits renforcés (notamment en matière d’information ). L’organisation formelle doit être adaptée à la réceptivité (déconcentration, décentralisation,…), et l’administration doit susciter des réseaux inter-organisationnels afin de coordonner les actions des différentes institutions au bénéfice du client (ex. : guichet unique). L’organisation doit être performante, ce qui implique que le fonctionnaire soit au service du public et qu’il soit qualifié pour l’être. Les règles de gestion du personnel doivent être adaptées en conséquence (répartition plus flexible des tâches, effectifs ajustés, personnel spécialisé…), et la performance mesurée. Il est préconisé de revoir les structures de contrôle et hiérarchiques, et, pour ce faire, d’adapter les structures vastes en unités plus petites, créer des groupes de projets, une organisation matricielle… Sont aussi évoquées l’accessibilité, la simplification des procédures…

En conclusion,

« Le développement de la réceptivité appelle un changement fondamental, un soutien de longue durée et un arbitrage minutieux entre des valeurs administratives telles que l’efficience, l’économie, l’efficacité et la responsabilité politique. Elle fait intervenir la notion de ‘responsabilité envers les clients’ et remet en question les conceptions traditionnelles de contrôle de l’administration.
L’évolution de l’appareil administratif, en réponse au besoin d’une plus grande réceptivité est un problème critique auquel les pouvoirs publics devront faire face. Elle soulève des questions fondamentales en matière de management public » .

Le « client » (et la « réceptivité » à son égard) devient un formidable levier de bouleversement de l’administration publique visant à l’organiser comme une entreprise privée . Toute la démarche est orientée « client ». Un client auquel il faut répondre efficacement et équitablement pour satisfaire ses besoins, « tout en respectant les limites et les objectifs définis par les pouvoirs publics. Les clients devraient dans la mesure du possible, se voir offrir des services correspondant à leur situation individuelle » . Un client qui ne semble n’avoir aucun devoir, sinon le droit d’être satisfait par l’administration.

Dans un rapport ultérieur de l’OCDE, il est précisé qu’« il est indispensable que l’administration s’oriente davantage vers le client si l’on veut qu’elle s’axe plus sur les performances. […] Des progrès ont été accomplis dans plusieurs domaines, comme l’accès aux services, la transparence, la création de voie de recours » .

La satisfaction du client devient la valeur suprême à laquelle l’adhésion s’impose . Comme l’écrit David Giauque, « la logique marchande focalise l’attention sur l’impératif de satisfaire les exigences des clients et non plus des citoyens » .

Les remarques du Ministre Vanackere, lorsqu’il affirme que « trop souvent on s’imagine que la relation unique entre le citoyen et l’autorité, une relation qui se caractérise par des droits et des devoirs réciproques, peut être réduite à une relation client, produit ou service et fournisseur » rejoint la critique de la dérive « client ».

De même lorsqu’il considère que « les agents et la fonction publique ne peuvent pas être réduits à un simple aspect d’exécution. Sinon, le serment solennel et la fierté d’être fonctionnaire, seront sapés. Nous avons besoin d’un nouveau set de valeurs partagées […] », il reprend à son compte ce qu’on déjà développés de nombreux auteurs pour lesquels, selon Giauque, « il existe un danger évident à réduire la figure du citoyen à celle unique du client et ce danger est précisément l’abandon des valeurs civiques au profit de références de marché uniquement » .

Giauque va plus loin encore, il considère que :

« Plus qu’une rhétorique, cette apologétique managériale vise en grande partie à justifier les réformes elles-mêmes. En ce sens, le client joue un double rôle : 1) il légitime les actions entreprises pour moderniser les organisations publiques, tout 2) en devenant une figure disciplinaire incontournable dans la mesure où c’est lui qui, en fin d’analyse, est seul juge de la qualité et de la pertinence des prestations fournies par l’administration » .

Afin d’illustrer ce dernier point : « le client juge de la qualité des prestations fournies par l’administration qui pourrait paraître hypothétique », la « Note de politique générale » du Ministre de la fonction publique (Inge Vervotte), datée du 21 avril 2008, montre l’extrême acuité de la problématique (renouvelée dans la note de 2009) :

« L’organisation d’une gestion des plaintes intégrée fera l’objet, à court terme, d’une attention particulière.

Une plainte représente un signal nécessaire et utile, pouvant inciter à l’auto-évaluation et à l’amélioration des services. Il s’agit de la réaction d’un client qui est insatisfait d’un produit et/ou d’un service, ou de l’application d’une réglementation déterminée… Il s’agit d’une réaction où le client s’attend à ce que l’administration intervienne.

Une gestion des plaintes sérieuse se base sur une manière structurée et consciencieuse d’aborder les clients qui expriment leur mécontentement » .

C’est aussi dans les déclarations de politique générale de 2008 et 2009 précitées, que l’accent fut mis sur la gestion des plaintes, alors que dans la déclaration de 2010, il n’y était plus que brièvement fait allusion.

Comme l’écrit David Giauque, les réformes doivent « permettre à aboutir à un rapprochement des citoyens/clients, alors que, dans les faits, des valeurs marchandes jouent le rôle de dispositifs disciplinaires. Ce paradoxe entre valeurs civiques et marchandes est constitutif de la régulation organisationnelle de type bureaucratie libérale » .

Dans le même ordre d’idée, Calliope Spanou précise :

« Dans la mesure où la réceptivité se présente comme un substitut de la légitimité démocratique, elle se trouve à l’origine du « paradoxe du modèle marchand : il s’agit du rapport entre représentation politique (électeur) et réceptivité administrative (client). Dans quelle mesure la légitimité autonome de l’administration est-elle compatible avec la légitimité politico-électorale ? Comment faire le lien entre la réceptivité du pouvoir politique aux citoyens électeurs et celle de l’administration vis-à -vis de ses clients ? Et que se passe-t-il quand les deux divergent ? Comment concilier la subordination de l’administration au politique et, donc, sa capacité de répondre aux attentes des consommateurs des services fournis (venues d’en bas) » ?

Ces interrogations prennent toute leur dimension lorsque l’on constate que dans une même allocution le Ministre Vanackere défend la réforme en cours, qui mène à une administration plus réceptive grâce à une organisation basée sur des processus gestionnaires, mais où le ministre met aussi en garde contre un citoyen qui serait un peu trop client… et oublierait ses devoirs.

C’est ici que réside le paradoxe d’avoir voulu mêler les notions de « citoyen » et de « client », comme l’écrivait déjà en 1993, Jon Pierre (traduction libre) :

« (…) en quelque sorte cette redéfinition de la citoyenneté est regrettable, parce que plusieurs des qualités associées à la citoyenneté sont essentielles à la relation entre l’individu et la politique au sens large. Ainsi l’introduction de la notion de client ouvre la possibilité d’inégalités entre les individus, elle s’oppose essentiellement à l’égalité, à l’universalisme et aux obligations associées à la citoyenneté » .