Le rapport met en évidence une grande variation, entre les 25 pays d’Europe analysés, dans la solidité de leurs systèmes d’intégrité. Les pays du Sud sont particulièrement montrés du doigt mais aucun pays ne peut prétendre pour autant à un bulletin de santé parfait.

Depuis leur intégration dans l’Europe, des pays de l’Europe centrale et de l’Est ont fait des efforts significatifs en matière de lutte contre la corruption. C’est le cas de la République tchèque, la Hongrie et la Slovaquie. D’autres pays, la Suède et la Suisse pourtant considérés comme de bons exemples en matière de transparence, présentent des failles importantes dans leur volonté de réguler le financement des partis politiques.

Le rapport relève un lien entre la crise et la corruption, notamment la "corruption légale", c’est-à -dire le lobbying.

Le rapport complet

La face cachée des démocraties : le pouvoir des lobbies, qui gouverne ?

Commentaires d’Alexandre Piraux, rédacteur en chef de Pyramides

Comme on le sait, un lobby est un groupe de pression formel ou informel qui tente d’influencer les lois, les réglementations, l’établissement de normes (techniques, industrielles par exemple), les décisions politiques pour favoriser ses propres intérêts, économiques en général. On parle aussi de groupe d’intérêt ou de groupe d’influence.

S’intéresser au lobbying, c’est un peu entrer dans les arrière-cuisines de la démocratie et essayer d’en découvrir les « taches aveugles » . Comme on le voit dans la définition ci-dessus, le propre de la démarche des lobbies est d’influencer les pouvoirs publics en ayant recours à divers registres d’action. Le phénomène du lobbying pose à la société plusieurs questions essentielles, dont celle de la transparence en tant que valeur démocratique, celle du rôle et du périmètre de l’Etat, et enfin celle de l’égalité des citoyens devant la loi.

Dans le monde anglo-saxon et en particulier aux Etats-Unis, les groupes d’intérêt sont considérés comme des co-acteurs légitimes des processus décisionnels. Dans cette approche, ils éclairent les autorités en livrant aux pouvoirs publics, les ressources en expertise indispensables à la prise de décision. Dans le monde francophone, ils sont perçus de façon ambivalente, à la fois partenaires illégitimes car non élus, mais aussi fournisseurs de ressources expertes et collaborateurs des pouvoirs publics.

Ce n’est certainement pas un hasard si Nicolas Machiavel a été l’un des premiers à se pencher dans ses Discours (1519) sur la notion d’intérêts organisés sans toutefois définir la notion de « groupe d’intérêts » au sens étroit du terme.

Les impacts nocifs du lobbying clandestin concernent aussi bien la corruption administrative que la corruption législative qui vise à corrompre les membres du parlement en vue d’orienter la législation . Les lobbies ont des effets potentiellement corrupteurs et capturent les Etats les plus faibles (State capture).

Les enjeux

Les enjeux sont considérables tant sur le plan humain que financier. Ils touchent à la sécurité nucléaire, environnementale, à la santé publique et concernent des milliards d’individus.

Dans le récent débat aux Etats-Unis sur l’assurance-maladie, le Centre for Responsive Politics a calculé que les seuls lobbies officiellement enregistrés comme tel avaient dépensé 3,5 milliards de dollars en 2009, un record dû au débat sur la santé. L’ensemble des dépenses de lobbying, toutes organisations confondues, à Washington serait proche de 10 milliards de dollars . D’un autre côté, les collectifs d’usagers ont un poids croissant dans l’action publique relative à la toxicomanie et au sida et sont passés du statut de témoins à celui de co-acteur de la décision publique. Ces associations citoyennes détenteurs de savoirs profanes se mobilisent dans le cadre de mouvements sociaux et agissent en tant que partie prenante dans les dispositifs de démocratie participative. Il y a donc antagonisme et conflits entre les mouvements citoyens et les puissants lobbies économiques qui défendent des intérêts particuliers et pèsent sur l’intérêt public. Au sein des institutions européennes, 80 % des lobbies enregistrés volontairement représenteraient des intérêts financiers, les 20% restant le monde des ONG et des syndicats, beaucoup moins influents.

Le film documentaire The Brussels business de Friedrich Moser et Matthieu Lietaert illustre bien les mécanismes, les enjeux et l’ampleur du phénomène.

Dans le cas de la grippe A (H1N1), l’Organisation Mondiale de la Santé a reconduit il y a peu, après certaines hésitations, Margaret Chang qui était seule candidate au mandat de Directeur général . Son rôle avait pourtant été controversé dans la gestion de la pandémie grippale pour avoir surestimé la réalité de la menace de la grippe, incitant de la sorte les gouvernements à acquérir des quantités excessives de vaccins au grand profit des fabricants. Des critiques sur la gestion des conflits d’intérêts ont resurgi lors de la 63ème Assemblée mondiale de la santé en 2010.

Le cas des maladies dites « négligées » parce que peu rentables (maladies du sommeil, maladies tropicales, …) est aussi problématique. Il a en effet été reproché à la Directrice générale qu’un des directeurs de la recherche chez Novartis soit membre du groupe de travail sur les moyens de stimuler la recherche et le développement sur les maladies négligées (maladies tropicales). Le Brésil et la Thaïlande furent contre sa reconduction. Mais la Chine a néanmoins pu conserver la direction de cette importante institution des Nations Unies rappelant par là le poids des rapports de forces mondiaux.

Une expertise publique évanescente

Les pouvoirs publics ont longtemps été les principaux pourvoyeurs de connaissance et en tant que tel maîtres de l’expertise. Depuis le XVIIIème siècle, l’Etat structure et utilise un nombre croissant de données. Au XIXème siècle, l’expertise fait partie de l’appareil d’Etat. Des Instituts de statistiques, d’épidémiologie, sont mis sur pied. Comme le précise Max Weber dans une formulation devenue classique, « le grand instrument de supériorité de l’administration est le savoir spécialisé ». Après la deuxième guerre mondiale, de nouveaux organismes de recherches, d’étude et de planification émergent et « institutionnalisent le rôle de l’Etat dans l’activité intellectuelle ». Il en est ainsi par exemple du Bureau du Plan qui devient une instance de production de connaissances. Les savoirs spécialisés quasi exclusifs de l’administration publique ont mis cette dernière en position de force et de surplomb en fondant un Etat technocratique, ce qui n’a pas été sans inquiéter et poser d’autres problèmes.

Aujourd’hui les temps ont bien changé. Les lobbies développent leurs propres ressources expertes, qu’il s’agisse de sécurité des jouets, de sécurité alimentaire, des voitures, des normes de stabilité, d’isolation, etc… Le contenu des savoirs pertinents et pratiques est donc le plus souvent apporté par des acteurs extérieurs, l’Etat se contentant de valider.

Par ailleurs les membres de structures publiques d’expertise ou d’avis se trouvent eux-mêmes bien souvent en position de conflit d’intérêt potentiel du fait que l’avancement de leurs travaux de recherches peut dépendre des fonds privés reçus d’entreprises pharmaceutiques impliquées dans le domaine. (cf. le cas du Conseil supérieur de la Santé qui est un organe d’avis scientifique regroupant des experts universitaires en santé publique dont l’indépendance est contestée par certains).

La conquête permanente de l’opinion publique par l’influence des images

La démocratie, même si on ne suit pas à la lettre le concept de démocratie délibérative de Habermas, est un processus chronophage : la formation de la volonté et la prise de décision démocratiques nécessitent une mise en place d’un processus de délibération et de représentation des arguments qui doivent remonter vers le sommet. En ce sens la démocratie n’est pas performante (rentable).

De plus, les images sont plus rapides que les mots. Elles ont des effets instantanés, réducteurs et émotionnels bien que largement inconscients. Comme l’a écrit Harmut Rosa, « Le meilleur argument devient impuissant face aux vagues dynamiques de la formation de l’opinion ». Et l’adhésion est ainsi obtenue en manipulant (« spinning ») les évènements ou carrément en les fabriquant (cf. le questionnement sur la réalité de la réalité par Luc Boltanski dans Énigmes et complots : Une enquête à propos d’enquêtes). La communication d’influence menée par les spin doctors est une démarche consistant à agir sur l’opinion publique en fabriquant, au besoin, de la « fausse monnaie » intellectuelle. Elle pèse fortement sur les choix politiques et est l’un des instruments privilégiés des lobbyistes.

L’« usage public de la raison » permettant à l’esprit critique des citoyens de se déployer dans l’espace public fait progressivement place à une privatisation de la vie publique où chacun à tout moment peut exprimer ses opinions (impressions, émotions passagères) en temps réel, via les nouveaux instruments numériques (réseaux sociaux). La conquête à mener pour les lobbies est donc celle de l’opinion publique entendue dans le sens d’une myriade d’individus interconnectés, généralement saturés d’informations, et disposant de moins en moins de temps pour les assimiler.

La mise en pratique de l’esprit critique qui est une condition préalable à l’émancipation individuelle et collective est donc mise en péril par le travail manipulatoire d’un certain lobbysme tout comme par l’accélération sans limite des rythmes sociaux.

En effet, les processus d’accélération technologique et d’accélération de la vie sociale, alors que simultanément les problématiques se complexifient, mènent à une désynchronisation de la vie politique (du contrôle démocratique) dont les fondements s’appuient sur les débats et les délibérations qui exigent énormément de temps. Il semble bien à cet égard que c’est seulement à l’intérieur d’un cadre stable formé d’institutions politiques et publiques de régulation que les conditions nécessaires à la réflexion et à la délibération collective puissent être rencontrées. Les structures publiques à l’opposé de « structures jetables » sont des institutions lentes qui ont pour effet « de ralentir les transactions et développements technologiques et économiques afin d’établir ou de conserver un peu de contrôle politique sur la direction et le rythme de la société (par exemple à travers des instruments comme la taxe Tobin) » .

Quelques pistes

La plupart des situations de conflits d’intérêt ne sont toujours pas en voie de prévention ou de régulation et ce même si des dispositifs institutionnels extérieurs d’enregistrement des déclarations d’intérêt commencent à être mis timidement en place, notamment sous l’impulsion et les recommandations des certaines instances internationales (Nations unies, OCDE...) et d’ONG internationales.

La législation slovène de 2010 sur l’intégrité et la prévention de la corruption fait à cet égard figure de « pratique prometteuse » aux yeux de l’ONG Transparency International qui observait dans son dernier rapport de juin 2012 que sur 25 Etats européens, seulement 6 possèdent un embryon de régulation. La Hongrie qui avait réglementé le lobbying de 2006 à 2010 a même abandonné sa réglementation !

Cependant aucune démocratie représentative n’est à ce jour tout à fait au clair sur la façon d’intégrer les intérêts sectoriels et particularistes à la volonté générale. La méfiance culturelle à l’égard des lobbies en Europe, n’a pas empêché que les décideurs politiques adoptent en fin de compte, une grande tolérance pragmatique face à la confusion des rôles que peuvent parfois induire les pratiques de lobbyisme. La règle reste donc l’ambivalence du politique vis-à -vis de ce phénomène.

La seule façon de limiter les effets négatifs des conflits d’intérêt et du lobbying est de les rendre explicites, de les rendre visible.

A cette fin, un registre unique commun au Parlement à la Commission européenne a été mis sur pied en 2011. C’est incontestablement une avancée. Toutefois l’inscription dans ce Registre est facultative et aucune autorité n’est chargée du contrôle de la sincérité des déclarations d’intérêt.

En Belgique, même si les réformes permanentes de l’Etat ne facilitent pas les choses, on pourrait imaginer la création d’une Autorité Administrative Indépendante (AAI) relevant du parlement fédéral et qui serait chargée de la régulation du lobbyisme dans les matières le concernant.

Ce pourrait être un Commissariat au lobbyisme à l’image de ce qui a été instauré au Québec (2002). L’objectif dans un tout premier temps serait de dresser une cartographie des activités de lobbyisme via un enregistrement obligatoire et public.

Il ne pourrait s’agir d’une institution « molle » dotée de pouvoirs symboliques, mais d’une Autorité dotée de vrais pouvoirs et disposant de ressources humaines, budgétaires et légales (pouvoirs d’investigation et de vérification de la sincérité déclarations d’intérêt et de l’origine des fonds, possibilité de sanctions).

Enfin, la réinjection de capacités d’expertise publique indépendante via des fonds publics est plus que nécessaire pour rompre certains monopoles d’expertise privée émanant parfois de lobbies qui s’instaurent alors juge et partie. L’élargissement des frontières de la puissance publique permettrait un plus grand contrôle démocratique des pratiques de lobbying