Recension par Florence Daury et Alexandre Piraux

Ce numéro du Courrier hebdomadaire du CRISP analyse les spécificités du Port de Bruxelles, port intérieur d’une grande ville en phase de tertiarisation, à la lumière des contrats de gestion conclus entre la Région de Bruxelles-Capitale et le Port.

Parmi les nombreuses informations à retenir de ce texte dense, commençons par le beau voyage dans l’histoire économique, urbanistique et sociale de Bruxelles et son espace portuaire, que nous offre l’auteure, Geneviève Origer.

Depuis la naissance de Bruxelles dans la vallée de la Senne, rivière difficilement navigable, l’embryon de port dès l’an mil, les efforts du Duc de Bourgogne Philippe Le Bon en faveur du développement du Port, et la création en 1896 de la Société anonyme du canal et des installations maritimes de Bruxelles, les multiples plans de modernisation de la place portuaire bruxelloise se sont succédé au fil des siècles et ont façonné Bruxelles et sa région.

Un contexte métropolitain et globalisé

Pour toute ville portuaire, l’enjeu essentiel de notre époque est de faire coïncider le développement urbanistique avec sa fonction logistique. Comme nous l’explique Geneviève Origer, les villes ont profondément changé vers un modèle « postindustriel » qui désigne tout à la fois la fermeture des usines (l’apparition de friches urbaines), la diminution de la valeur de la production industrielle dans l’évaluation de la richesse collective (désindustrialisation) et la baisse des effectifs ouvriers. Dans ce cadre est apparu le « modèle Dubaï » du tourisme, soit un « rapport touristique au monde, un rapport transparent à un monde divertissant et déréalisé » (Mike Davis, Le stade Dubaï du capitalisme), ce qui complique le maintien des industries au sein des villes. Bruxelles s’est notamment inscrite dans ce mouvement avec l’organisation d’évènements tels que Bruxelles-les-Bains ou encore, Plaisirs d’Hiver.

D’autre part, le phénomène de métropolisation à l’œuvre découpe l’espace en une mosaïque de territoires où la délibération politique s’intensifie. Les limites de l’espace urbain lui-même deviennent floues, les chaînes logistiques se diversifient, le transport routier domine, tout comme les logiques foncières, les entrepôts se dispersent : tels sont quelques effets de ce phénomène.

Comme l’explique l’auteure, avec l’éloignement des terminaux, la « désurbanisation » des installations portuaires, les ports sont devenus des territoires inconnus pour les citoyens. Le secteur industriel et portuaire offre une image considérée comme dépassée et déclinante qui cadre peu avec les aspirations de métropoles tertiaires et modernes.

Dans toute l’Europe, le transport de marchandises est alors peu apprécié des mandataires politiques qui en perçoivent rarement l’aspect complexe et innovant. Aucune métropole ne peut pourtant se passer du secteur des marchandises qui est un secteur structurant et qui permet de maintenir des emplois à faible qualification, peut-on encore lire. Geneviève Origer estime que « le déclassement des anciens espaces portuaires ne devrait pas être trop précipité car la potentialité première de ces espaces est d’être un cadre propice au développement d’activités portuaires. Certaines villes ont pris conscience qu’en rejetant leur caractère portuaire, elles se privaient de l’un de leurs fondements, de leur source d’identité, d’attractivité et de développement ». L’auteure cite également Bruno Guillermin pour qui « le constat de l’importance croissante des échanges internationaux dans l’économie des métropoles conduit à considérer le port comme un maillon essentiel d’une stratégie de développement et donc à prévoir l’adaptation de l’outil portuaire plutôt que sa suppression ».

Quelques chiffres

Le Port de Bruxelles peut se raconter en chiffres. Comme ils abondent dans ce numéro du Courrier, nous choisissons d’en citer quelques-uns, parmi les plus représentatifs : le Port est situé à 120 km de la mer, au carrefour de plusieurs autoroutes européennes, en connexion avec un réseau ferroviaire important et proche du réseau aérien. La voie d’eau traverse la région bruxelloise du sud-ouest au nord-est, sur une longueur de 14 km. Vers le sud, la voie d’eau met en liaison Bruxelles avec le Hainaut et la France ; elle devrait être reliée au bassin parisien, si le canal Seine-Nord est réalisé par la France. Ce projet, actuellement à l’arrêt, incarne le désir d’une politique de transport multimodal du fret qui limiterait l’importance du trafic routier. Il pourrait ressurgir car le dossier devrait être soumis dans le courant de l’année 2014 à la Commission européenne, afin de lever des fonds européens pour le chantier.

Bruxelles dispose d’un domaine portuaire de 85 hectares de surface utile et est équipé de 5,6 km de quais, dont 2,8 km de quais maritimes. 24 millions de tonnes de marchandise sont acheminées chaque année sur la voie d’eau et le domaine du port, dont plus de 7 millions par voie d’eau.

Par ailleurs, le port assure l’approvisionnement de la métropole en matériaux de construction et en produits énergétiques, et l’évacuation des résidus de la consommation urbaine. Les 360 entreprises installées sur les sites portuaires procurent près de 6000 emplois directs (12 000 avec les emplois indirects), et particulièrement plus de la moitié d’emplois peu qualifiés. En 2008, la valeur ajoutée directe produite par les entreprises portuaires bruxelloises était de 680 millions d’euros.

Jusque dans les années 50, Bruxelles était la première ville industrielle du pays mais la désindustrialisation rapide, les mutations urbanistiques et institutionnelles ont remis en question le rôle de la place portuaire. Le transport par voie d’eau, dans la section localisée à Bruxelles, s’est dégradé, notamment avec la délocalisation d’entrepôts pétroliers et le départ de la dernière cokerie bruxelloise.

Un foncier coûteux et la localisation centrale urbaine du port sont des handicaps qui complexifient l’extension de l’espace et freinent l’arrivée de nouvelles entreprises portuaires. De plus, l’activité portuaire, avec ses nuisances, est mal considérée par ses riverains et des associations de défense de l’environnement. D’autres critiques se sont fait entendre par rapport aux difficultés de financement de la Région de Bruxelles-Capitale, non sans raison signale l’auteure.

La réputation de la place portuaire auprès des entreprises et investisseurs potentiels souffre aussi de l’échec de plusieurs projets de développement ou de leur report, ce qui crée une insécurité juridique.

La région bruxelloise ne représente qu’un espace de 161 km². Dans un contexte concurrentiel très vif, la comparaison est difficile à tenir pour Bruxelles, face à deux autres régions qui soutiennent l’implantation d’activités logistiques dans le Brabant wallon et le Brabant flamand.

Le statut du Port de Bruxelles

Le Port de Bruxelles est une personne morale de droit public soumise à la loi du 16 mars 1954 relative à certains organismes d’intérêt public. Il s’agit d’un organisme para-régional de type B soumis à la tutelle du gouvernement bruxellois. Il revêt la forme d’une société anonyme de droit public dont la Région (58,05%), la Ville de Bruxelles (33,40%), huit communes bruxelloises (4,88%) et la SA BRINFIN de conseil en gestion financière du groupe SRIB (3,67%) sont actionnaires.

L’auteure examine ensuite les organes de fonctionnement du Port, ses modes de financement (entre autres, outre les recettes propres, les emprunts, les prêts de la Banque Européenne d’Investissement, puis les partenariats avec le secteur privé, cf. infra) et la manière dont son cahier des charges définit les missions de service public.

Dans le cadre étroit de notre analyse, nous allons nous limiter aux obligations de service public, faute de place.

Les missions du Port contiennent deux volets, le premier intitulé « d’intérêt général » a trait à l’infrastructure (au sens large), au respect de la législation et de la gestion financière. Le second, dénommé « missions spécifiques » concerne les relations avec les usagers du Port (les entreprises) et le développement du patrimoine. Comme le mentionne l’auteure, on retrouve ici en filigrane, les notions de services d’intérêt général et services d’intérêt économique général qui sont définies par la Commission européenne (article 106 du TFUE).

Comme les besoins en investissements du Port sont importants des filiales ont été créées et des partenariats avec le secteur privé conclus (PPP).

Contrairement à ce qui a prévalu dans d’autres organismes, une évaluation du contrat de gestion en fin d’exercice a toujours été menée au Port de Bruxelles.

Les préliminaires de la société régionale

En 1987, le mandat de la Société anonyme du canal (ou Société du Canal) est reconduit mais la régionalisation des ports et voies d’eau est annoncée. La société du Canal se trouve à cette époque dans des difficultés financières et doit moderniser son fonctionnement. Au même moment, une « poussée immobilière brutale s’exerce sur le foncier du port en cette fin des années 1980 ». Une menace immobilière pèse sur les activités portuaires jugées peu « nobles ». Une multitude d’études sont consacrées à la problématique portuaire bruxelloise. Une en particulier, semble viser la construction de bureaux et de logements de luxe. Elle suscite la colère de la Communauté portuaire qui rappelle que le canal ne doit pas perdre son caractère industriel pour devenir un lieu d’agrément urbanistique voire un ghetto de riches.

Les entrepôts bruxellois du Port sont aussi en position précaire après la désaffectation de l’entrepôt B du site de Tour & Taxis. En 1993, la saga de Musicity va illustrer la tension entre le projet de pôle culturel et la volonté de maintenir et de développer une fonction économique.

Finalement, le Plan régional de Développement (PRD) arrêté par le gouvernement régional en 1995 va rencontrer les arguments des usagers et des entreprises. Un nouvel « élan institutionnel » est de la sorte donné au port de Bruxelles.

La partie I. du Courrier hebdomadaire revient sur la dissolution de la Société du Canal fondée en 1897, la création du nouveau port de Bruxelles et la préparation du premier contrat de gestion.
La prolongation ne sera pas obtenue sans débats car tous les actionnaires ne sont pas convaincus de la nécessité du développement d’un port à Bruxelles. Une prolongation de trente ans est quand même décidée vu qu’il serait dangereux, selon un rapport administratif « de voir se développer en aval un port concurrentiel ».
L’entrée en vigueur des nouveaux statuts permet de trouver un équilibre sur le plan communautaire. Six communes flamandes s’ajoutent dans l’actionnariat de la société.

La régionalisation de la Société anonyme du Canal

Début 1989, la Société du Canal se dote d’une commission de restructuration, composée d’administrateurs bruxellois et de l’inspecteur des Finances afin de préparer les structures de la nouvelle société issue de la régionalisation. Mais la situation financière est compliquée et les pertes s’accumulent d’exercice en exercice, en raison d’un engagement de personnel contractuel pour faire face à la régionalisation et dédoubler une partie des services. Des comptabilités séparées en fonction des territoires doivent être dressées. Le projet de dissolution de la Société du Canal fait l’objet d’intenses négociations autour de la répartition du passif. L’actif sera ventilé en fonction de la répartition du passif.

Contrairement à ce que demande le CVP, la forme de la nouvelle société maintient le statut de service public.

La question du contrat de gestion est aussi abordée et il est prévu qu’il n’y aura pas de sanctions financières en cas de non-respect des objectifs fixés par le contrat. Néanmoins, un système de bonus/malus sera appliqué par la suite.

Le numéro se termine sur la préparation du premier contrat de gestion dont la rédaction sera confiée à la société de consultance OGM en avril 1992.

Cette première partie du Courrier hebdomadaire témoigne des intenses débats portant sur les objectifs d’intégration urbaine du Port versus sa vocation industrielle essentielle.

L’ancrage public de la nouvelle société, tant au niveau des associés qu’à celui de la possibilité de création de filiales aux objectifs à déterminer, représente aussi un des enjeux majeurs. Il en va de même de l’équilibre communautaire et linguistique à respecter dans un contexte bruxellois toujours très sensible à cet égard. Il est aussi certain que la mise à l’agenda des questions environnementales a permis de confirmer l’importance du Port, en termes de mobilité douce.

L’auteure qui est une jeune pensionnée, manifeste un enthousiasme professionnel sans faille pour le Port de Bruxelles auquel elle a consacré une partie non négligeable de son énergie. On devine aussi que cet engagement a dû être total.

Son texte atteste d’un souci méthodique de la précision et du détail significatif pour un lecteur attentif. Au travers de l’histoire administrative du Port, se profilent en effet des luttes et des rapports de force politico-économique typiquement belge que certains ont peut-être pu sous-estimer ou oublier.

La partie II à paraître en septembre 2013, sera logiquement centrée sur le développement du nouvel outil de gestion qu’est le contrat de gestion ainsi qu’à ses avatars. Précisons que chaque partie peut se lire séparément avec bonheur.