L’Etat recomposé - Recension de Florence Daury
Patrick Le Galès et Nadège Vezinat, Paris, PUF, coll. "La vie des idées", 2014, 112 p.

Dans l’ouvrage collectif L’Etat recomposé, coordonné par Patrick Le Galès et Nadège Vezinat, les différentes contributions analysent les dynamiques de recomposition des Etats contemporains, plus particulièrement au travers du cas français. Il s’agit de tenter de répondre à la question très complexe : « L’Etat est-il en retrait ou en développement ? ». Au-delà des éléments purement politiques qui peuvent définir un Etat, l’ouvrage invite à repenser son visage, en prenant en compte les multiples tensions qui s’imposent à lui. Comme l’affirme Patrick Le Galès, « L’Etat n’a plus le monopole de l’action publique ». En effet, le cadre national ne suffit plus à le circonscrire. Les rapports entre les groupes sociaux, les territoires et les entreprises bannissent les frontières et transforment profondément les références institutionnelles classiques. De surcroît, le pouvoir est extrêmement mobile d’un échelon à l’autre, du plus local au plus international, et de la société civile aux institutions publiques. Pour Patrick Le Galès, « l’Etat n’est plus tout à fait l’Etat car les processus d’européanisation, de globalisation et le renforcement du poids de grandes entreprises mondialisées ou de grandes ONG participent de la dénationalisation de l’autorité politique ». De même, partout en Europe, des processus de fédéralisation ont renforcé les niveaux locaux de gouvernement.

Selon le coordinateur de l’ouvrage, un élément central qui permet aujourd’hui de redéfinir l’Etat tient à sa capacité à régler les conflits. L’action publique est évaluée avec ce qui se passe ailleurs par des organisations publiques ou privées, internationales qui produisent des indicateurs ou des classements. Parallèlement, la force régulatrice de l’Europe met en jeu des intérêts mondiaux, produit des normes qui sont parfois contradictoires avec les principes démocratiques. La légitimité politique des instances non élues qui nous gouvernent, l’Europe pour ne citer qu’elle, est souvent critiquée, sans que nos élus semblent pouvoir y faire quelque chose. Vivons-nous dans un monde qui nous dépasse ? Pour le sociologue Wolfang Streeck cité dans l’ouvrage, la crise fiscale (croissance faible et explosion des dépenses publiques) menace les Etats car elle les empêche d’investir pour l’avenir. Les investissements pour les enfants, la recherche et l’enseignement, notamment, pâtissent du mauvais état des finances publiques. La tendance générale est à la réorientation néolibérale, dans la lignée de Margaret Thatcher, et qu’importent les dégâts sociaux que cette pensée peut provoquer. L’Etat gère mais ne gouverne plus. L’Etat doit rendre des comptes et discipliner ses populations, dans l’espoir de sauver ce qu’il reste de la protection sociale dont nous avons joui ces dernières décennies. Les différents contributeurs de L’Etat recomposé ont tous une tonalité plutôt pessimiste, quand à une alternative au capitalisme galopant.

Pour le philosophe Jean-Fabien Spitz, ce néolibéralisme favorable à la concurrence dérégulée remet en cause l’Etat-providence. Il fait cependant la démonstration que ce n’est pas le démantèlement de l’Etat qui va permettre de réduire les coûts et de disposer dans l’avenir de ressources importantes à investir dans la fourniture des biens indispensables ; au contraire, ce démantèlement creuse les inégalités et suscite des besoins artificiels.

L’auteur revient également de façon très intéressante sur le concept de la répartition des richesses. L’idée qu’il existe une répartition des ressources susceptible de récompenser justement chacun est un leurre car la valeur des biens est fonction de facteurs qui n’ont rien à voir avec l’activité des individus, comme la rareté, l’état de la demande, le phénomène de la rente, etc. Il n’y a pas de répartition « naturelle » de la richesse dans une société complexe. Il écrit : « La protection sociale n’est donc pas une concession consentie par les propriétaires naturels des ressources qui accepteraient d’en redistribuer une partie lorsqu’ils le peuvent mais qui seraient contraints de resserrer leur générosité en fonction des circonstances. C’est un choix politique qui s’est imposé entre la fin du 19ème et la fin des années 70 ».

Emilien Ruiz propose la recension de l’ouvrage de Philippe Bezes, Réinventer l’Etat. Les réformes de l’administration française (1962-2008). Le sociologue s’intéresse aux modalités d’un processus de construction sociale qui conduit à ériger l’administration en problème public. A travers toutes les réformes qu’a connues l’administration française, l’objectif principal a été de rendre l’Etat plus efficace. Les conditions d’un tournant néo-managérial sont réunies dans les années 1990, avec les interactions entre les mondes du savoir, de l’administration et du politique. L’Etat s’est donc redéployé via la création d’agences de régulation et les fonctions transversales de pilotage ont été très développées. L’action publique est censée être mieux contrôlée politiquement et financièrement. Mais pour l’auteur, l’introduction de méthodes managériales dans l’administration n’est pas qu’une manifestation d’un tournant néo-libéral. C’est aussi la méthode préconisée par des énarques souvent proches du PS, pour préserver le système existant.

Le texte de Jean-Paul Domin illustre également le paradoxe d’une administration soumise aux outils de gestion du secteur privé, qui reflète en réalité la volonté de l’Etat central de reprendre la main sur l’action publique. La politique hospitalière en France a été marquée ces dernières années par une régionalisation croissante, sous l’influence du modèle britannique. L’objectif est de mettre en concurrence les prestataires de services médicaux par l’entremise du T2A (dispositif de tarification à l’activité, qui permet de comparer des coûts, de faire des classements et de mettre en concurrence les établissements). Les Agences régionales de santé (ARS) créées en 2009 sont dirigées par une personne nommée par le ministère de la Santé. Ce directeur applique les directives décidées à l’échelon national, dont le but se réduit de plus en plus à diminuer les dépenses. Il ne s’agit donc pas d’une territorialisation de la politique mais plutôt d’une mise en cohérence de l’action publique.

Un autre aspect de la recomposition de l’Etat est analysé par le texte d’Emilie Biland, « La fonction publique territoriale (FPT) et la réforme de l’Etat ». Le transfert d’effectifs de l’Etat vers les collectivités (et entre collectivités) ainsi que les nouveaux emplois créés pour faire face aux responsabilités accrues à l’échelon local sont deux évolutions majeures de ces trente dernières années. La fonction publique territoriale est réputée plus politisée et plus ancrée localement que son homologue national. Pour l’auteure, les modalités et l’ampleur du clientélisme local mériteraient d’être mieux examinées.

L’histoire de l’emploi public local est celle d’un enchevêtrement complexe ente encadrement étatique et pouvoirs des élus locaux sur les personnels. La FPT résulte d’un compromis entre deux conceptions opposées de l’emploi public : une coalition favorable à l’autonomie bureaucratique et une coalition favorable au patronage politique. Pour autant, les élus ne font pas « ce qu’ils veulent ». L’Etat, loin d’avoir renoncé à son pouvoir normatif, y est d’autant plus attentif que le développement des collectivités participe de la « cure d’amaigrissement » de ses propres services.

La « territoriale » est présentée comme le fer de lance d’une modernisation rompant avec l’ordre bureaucratique. Pourtant, le mode de gestion des agents publics locaux reste encore dans la lignée du recrutement social. La mobilité géographique concerne essentiellement les cadres. La croissance des effectifs territoriaux se justifie par la politique de réforme territoriale menée par Nicolas Sarkozy et continuée par le Président Hollande.

Comme le relève en postface Nadège Vezinat, les recompositions dont il est question dans ce livre sont multiples. Tant par rapport aux changements d’échelle que dans ses interactions avec la société civile, l’Etat s’appréhende de façon très complexe. Pour l’auteur, « il semble important de ne pas considérer l’Etat comme un ordre social qui va de soi mais plutôt comme un ensemble d’écologies liées ». La société civile se densifie, là où l’Etat se désengage.

La lecture de L’Etat recomposé ne permet pas de répondre à la question de savoir si l’Etat se désengage ou non, de façon univoque. Il apparaît que l’étatisme et le néolibéralisme ne sont pas des concepts opposés. Au XXème siècle, le poids de l’Etat mesuré en termes de rapport entre la dépense publique et le PIB est passé d’un peu plus de 10% à plus de 50 % et 55 % en France. Il serait donc intéressant de voir dans quels secteurs l’Etat investit davantage et dans lesquels elle se désengage, afin de comprendre davantage la recomposition de l’Etat. L’ouvrage pose les bases d’une nouvelle structure institutionnelle et offre un champ d’étude de l’Etat élargi aux mouvements socio-économiques mondiaux qui le traversent, l’influencent, voire réduisent parfois sa souveraineté.

Florence Daury